Article : LOCOMOTIONS CRÉATIVES : Marie-Éve Charron. Le Devoir, 30 mai 2015

Eric Mattson récidive avec un programme hors les murs, cette fois tout en déambulations urbaines


30 mai 2015 | Marie-Ève Charron - Collaboratrice | Arts visuels


Douglas Scholes a rempli trois sacs d’ordures au fil d’un parcours où il est entré dans différentes institutions financières.
Photo: Eric MattsonDouglas Scholes a rempli trois sacs d’ordures au fil d’un parcours où il est entré dans différentes institutions financières.
Performance
La marche (est haute)
Divers sites à Montréal, jusqu’à la fin du mois de juin.

« La marche n’est pas une activité rémunératrice »,disait à peu près dans ces mots Henry Ford au début de l’autre siècle. Il disqualifiait ainsi ce mode de locomotion rendu caduc par l’automobile, invention qui était synonyme également d’avancée de l’industrialisation, de la productivité et de l’urbanisation. Pour la même raison, d’autres ont vu dans la marche un geste de résistance. L’exemple de l’Internationale situationniste, avec Guy Debord et ses dérives psychogéographiques, s’impose, mais la figure du flâneur, théorisée par Walter Benjamin, constitue une référence plus ancienne.

La dissidence fait ainsi partie de l’imaginaire artistique de la marche, et c’est dans cette veine critique toujours riche et prolifique que s’inscrit le plus récent projet d’Eric Mattson : La marche (est haute). Le commissaire spécialisé dans les productions médiatiques et sonores a invité dix artistes à révéler des aspects méconnus du tissu urbain montréalais par le truchement d’opérations piétonnes où le son, les bruits et l’oralité sont mis en avant. Déjà trois projets ont eu lieu, et d’autres sont à venir d’ici la fin du mois de juin.

De nature éphémère, intangible et parfois même invisible pour quelconque public, ces projets, passés ou annoncés, se jouent des conditions habituelles de diffusion de l’art. La tenue des interventions est dévoilée au compte-gouttes sur le Web (liste d’envoi, blogue et médias sociaux), ignorant la norme du calendrier. C’est d’ailleurs sur la Toile que l’événement trouvera dans le futur un point de chute grâce à la documentation exercée au fil des marches que le commissaire a entre autres confiée aux artistes Daniel Olson et Jacinthe Lessard.

Eric Mattson a le secret pour ce genre d’événements hors les murs. Après s’être intéressé aux fantômes des espaces publics et des terrains vagues (2010, 2012), il avait, l’année passée, Les voisins, qui s’étoilait dans tout Montréal et même au-delà. Les actions artistiques traitaient d’expériences diverses de voisinage à travers des concerts intimistes dans des endroits inusités, par exemple un salon de coiffure (Francis Rossignol) ou un bosquet animé du chant des carouges à épaulettes (Daniel Olson).

Cette fois recentré sur l’activité de la marche, qu’il décline en diverses manières, l’événement cherche à en valoriser la lenteur, laquelle « favorise la précision et l’acuité des perceptions », suivant les intentions formulées par le commissaire. De là, les expériences proposées, pour peu qu’elles soient trop ordinaires ou contre l’ordre des choses, se veulent exigeantes — comme le titre le souligne.

Marches et démarches

Eric Mattson a encore su bien s’entourer avec des artistes de différentes générations déjà connus dans leur rôle de marcheur ou encore brillamment révélés dans cette figure. C’est le cas de l’artiste conceptuel Raymond Gervais, qui a commenté une promenade dans son quartier, le Mile-Ex, en exploitant dans son itinéraire le nom des rues pour imaginer des rencontres improbables entre des personnages historiques,« De Mozart à Jarry via Marconi ». À défaut d’avoir pu participer à cette marche, la simple lecture de son programme en active déjà le potentiel créatif. C’est vrai également pour la plupart des autres propositions, dont l’attrait finalement réside aussi dans leur dimension textuelle et narrative.

Ce fut le tour aussi de Rober Racine, qui a marché sur les traces de son enfance, et de Douglas Scholes, qui a poursuivi le projet Wandering of a Rubbish Picker. De son expérience, qui a eu lieu en mai, il raconte que son personnage a rempli trois sacs d’ordures au fil d’un parcours où il est entré dans différentes institutions financières. C’est comme si son ménage réel en métaphorisait un autre, celui des banques. Également chevronnée de la marche, mais dans son cas sonore, Andra McCartney fera appel à des volontaires qui marcheront à sa place le 4 juin, alors qu’elle sera opérée.

C’est à une montée atypique des marches de l’oratoire Saint-Joseph que s’adonnera Marc-Alexandre Reinhardt, moins pour nourrir sa croyance que pour amplifier les sons de son ascension et de sa descente. Quant à lui, Patrick Beaulieu suivra les corridors de vents dominants, du canal Lachine aux édifices du centre-ville où les tourbillons s’emparent des gens. Cette marche s’annonce « rapide et constante »,en phase donc avec le rythme vécu dans ce secteur où les travailleurs s’engouffrent frénétiquement dans les tours. La différence semble dans le fait que ce flux sera recherché par l’artiste et non subi.

Thomas Bégin, Daniel Canty, Nicolas Dion et Éric Letourneau seront également instigateurs de dérives urbaines dont le propre en partant est de se laisser désirer et de semer l’intrigue.